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Les modes de diffusions de la cartogaphie historique de la collection Rumsey: néogéographie et mondes virtuels (1/2)

Par Jérôme Staub - Dernière modification 14/11/2011 20:55

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Première partie: cartographie historique et néogéographie

Introduction

Associer les termes de cartographie historique et néogéographie peut paraitre paradoxale. Pourtant, la néogéographie apparait comme un vecteur de diffusion de la cartographie historique. Les liens à tisser entre ces deux composantes sont particulièrement visibles dans la collection en ligne de David Rumsey, où les nouveaux outils de cartographie sont au service de la cartographie historique. Afin de mieux comprendre ces liens, il convient de définir la néogéographie. Dans sa thèse intitulée “Usages géographiques du cyber espace”, soutenue en 2010, Jeremy Valentin propose une approche synthétique du terme. C’est un néologisme anglais défini par Andrew Turner dans « Introduction to neogeography » comme “ des techniques et activités géographiques utilisées pour des actions personnelles par des personnes non expertes”. “Elle se compose d’un ensemble de techniques et d’outils qui se situent en dehors du domaine des SIG classiques”. Cette définition est complétée par celle Andrew Hudson-Smith dans son ouvrage Digital geography : « Cette géographie pour tous utilise des techniques web 2.0 pour créer et superposer leurs propres informations de localisations sur des systèmes qui reflètent le monde réel. La néogéographie concerne les personnes utilisant leurs propres cartes à leurs propres conditions, en combinant des éléments d’outils existants ». La synthèse opérée par Jeremy Valentin est de considérer la néogéographie comme un usage amateur, un usage commun de la cartographie, disponible en ligne pour chaque internaute. Il traduit même ce terme par « amateurisme » géographique. Le site de David Rumsey propose de nombreuses utilisations de cette néogéographie au service de la cartographie historique. Deux  modèles de diffusion cartographique paraissent significatifs : l’implantation des cartes historiques dans un premier monde miroir : le globe virtuel Google Earth ; puis l’immersion proposée dans le monde  virtuel de Second Life. L’objectif est ici de comprendre les impacts de la diffusion de ces cartes selon ces deux modèles, aussi bien sur la cartographie historique que sur la néogéographie. Chaque modalité de diffusion a des caractères propres, c'est pourquoi nous étudions ces deux perspectives..

 

I.  Contexte d’utilisation : le projet numérique de David Rumsey          

 

1.         David Rumsey : un personnage original

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David Rumsey est un personnage original dans le milieu cartographique américain. Ni universitaire, ni cartographe, son parcours le qualifie plus d’ « amateur éclairé », de collectionneur très éclairé. Après avoir étudié, puis enseigné la photographie à Yale, il se tourne à 40 ans, vers un tout autre domaine d’activité, beaucoup plus lucratif : l’immobilier. Au début des années 1980, il découvre l’art de la cartographie historique  grâce à un atlas scolaire de 1839. C’est le début d’un vaste investissement dans la création d’une collection de cartes historiques centrées sur l’Amérique. Ainsi, sa collection actuelle ne compte pas moins de 800 atlas et 150000 cartes. Elle occupe une bibliothèque complète, comparable à un immense cabinet de curiosités thématique du XVIIIème siècle. … L’outil numérique lui permet rapidement de diffuser sa collection sous de multiples formes.

2.         Un  site aux multiples entrées

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Les modes de diffusions de la collection Rumsey sont très nombreuses. L’outil premier n’est autre que l’explorateur « LUNA » qui offre dans la rubrique « Explore » six possibilités d’explorer la collection. La carte, une fois sélectionnée peut être ajoutée à sa propre collection, partagée avec d’autres membres ou encore mise dans un diaporama exportable. Ce navigateur résolument orienté Web 2.0 en possède toutes les caractéristiques notamment dans sa personnalisation et dans ses fonctions de partage. Les globes virtuels constituent une  autre forme de découverte interactive. Directement dans Google Earth, il est possible d’afficher un dossier comportant pas moins de 200 cartes historiques sous forme d'images drapées dans le globe virtuel. Ces cartes généralistes sont surtout des productions du XIXème sècle, marquées par le développement des études cartographiques urbaines. Via le plug-in de Google Earth, il est également possible de les afficher directement dans le navigateur. Afficher 120 images de cartes historiques dans Google Maps repose sur le même procédé. Cette collection cartographique se mue en véritable univers de la carte du XIXème siècle lorsqu’elle devient un élément du vaste monde virtuel Second Life . La partie SIG en ligne n’est pas non plus négligée dans la mesure où le site propose deux types d’implantations au travers de quelques exemples : Un SIG 2D et un autre en 3D. Une interface SIG développée en Java est accessible avec de nombreux ajouts possibles aussi bien des figurés directement sur la carte que des superpositions de couches de données. Ce service fonctionne avec quelques grandes villes comme Boston, New York ou encore Tokyo. Un semblant de troisième dimension est disponible via l’application SIG 3D ; il s’agit plutôt d’une mise en relief de quelques cartes comme Los Angeles ou San Francisco.  Enfin, « MapRank search » est un moteur de recherche cartographique  : les dalles de Google Maps forment un premier critère de sélection. A la dimension spatiale s’ajoute la dimension historique avec la possibilité de naviguer sur une ligne de temps correspondant aux dates de publications de cartes du catalogue. Cette technologie open-source mêlant trame temporelle et dimension spatiale est distribuée par Klokan Technologie. On ne peut qu’être étourdi face à la profusion de cette collection mais aussi et surtout face aux modes de consultation et de découverte de ces cartographies. C’est une partie de ce travail qui est l’objet des études suivantes.

 

 

II. L’intégration des cartes historiques dans un premier monde-miroir,  Google Earth : exposition et immersion dans la cartographique participative.

1.         Google Earth, lieu d’exposition de la cartographie historique

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La première forme d’implantation des cartes historiques dans Google Earth renvoie à l’idée d’une exposition virtuelle et interactive. Les images numérisées des cartes de David Rumsey sont drapées dans les dalles du globe virtuel grâce aux outils de superposition d’images. Chaque image-carte est référencée  par rapport aux orthophotographies de Google Earth. Elles apparaissent ainsi avec un effet de déformation. Cependant, alors que la visualisation par site web ou par le navigateur Luna, offre un seul point de vue (en dehors de la fonction zoom), les  possibilités d’angles de caméra dans Google Earth sont infinies et définies par l’utilisateur lui-même. Cette liberté de « déplacement dans la carte » offre ainsi plusieurs types de découverte de l’image-carte. Ceux-ci s’articulent autour de deux modèles : soit l’immersion dans la carte avec notamment une vue du sol, soit une vue en transparence de la carte historique qui laisse apparaître les données d’origine du globe virtuel. Deux formes de perception accompagnent ces modèles : soit une immersion dans le relief de la carte historique (où seule la grammaire et la graphie de la carte lui confèrent la dimension historique) ; soit un décalage entre orthophotographies et image superposée qui maintient le différentiel entre les deux couches de données. Que ce soit l’immersion ou le décalage, les angles de vues de Google Earth ne modifient pas le statut de l’image-carte qui ne peut « se fondre » complètement dans le globe virtuel malgré  le truchement de la superposition. Cela renforce la dimension d’historicité des cartes de David Rumsey.

 

2. Modification du statut du globe virtuel : authenticité d’une image dialectique

 

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  •   La simultanéité

La superposition quasi immédiate d’une couche d’images-cartes historique dans le globe virtuel ainsi que son aspect dynamique et interactif sont des outils particuliers pouvant répondre aux attentes de  la géohistoire. Comme le note Christian Grataloup dans son dernier ouvrage « Faut-il penser autrement l’histoire du monde ? » (2011), « Si des dynamiques sociales, des temporalités, des histoires, peuvent entrer en interrelation, il faut les écrire dans leur simultanéité.[…] L’image, si elle pose bien d’autres problèmes, en particulier celui de ses limites, de son cadre, exprime la simultanéité. »

Cette capacité à afficher en même temps des données thématiques diverses, en particulier en matière de cartographie historique, fait du globe virtuel un outil à référencer.

Par ce processus, la simultanéité renforce l’impression d’immédiateté des données proposées.

  • L’image dialectique

Cette même immédiateté dans l’apparition des données cartographiques est l’une des caractéristiques du concept d’image dialectique développé par Walter Benjamin. Celle-ci est reprise par le géographe Patrick Picouet, dans sa contribution à l’ouvrage « la carte dans tous ces états »,  intitulée « essai de cartographie humaniste pour une représentation des relations à la frontière » : « L’image dialectique est un ensemble constitué d’images du passé et du présent, de l’individu et de la société, de l’imaginaire et du vécu, une combinaison de textes littéraires et d’autres médiateurs dont la cartographie. ».

Selon Walter Benjamin, les images authentiques sont dialectiques. Cela implique une dynamique unique et  instantanée du passé et du présent, qui loin d’être figé, ne cessent de s’entremêler. Ainsi le passé, comme le présent ne sont pas fixes et s’éclairent l’un l’autre. Et ces images se dévoilent dans le langage ; dans le cas du globe virtuel dans le langage cartographique.

Cette double dimension d’immédiateté et de dynamisme dans l’image dialectique confère donc un statut d’authenticité au globe virtuel grâce aux images-cartes historiques implantées. Ce statut renforce l’idée que le globe virtuel par sa richesse et sa souplesse d’interconnexions entre des univers différents  devient un élément de référence cartographique à l’échelle planétaire.

  • La « remémoration »

Le concept d’image dialectique implique également la mémoire en particulier la mémoire collective. Le cas de Google Earth, augmentée des couches cartographiques de David Rumsey paraît pertinent de ce point de vue. En effet, le globe virtuel permet également d’implanter des modèles historiques de bâtiment 3D, via sa banque d’images, catalogue participatif de productions amateurs.  De fait, des lieux singuliers particulièrement marqués par des évènements historiques et ancrés dans la mémoire collective se retrouvent implantés dans Google Earth. Outre la critique évidente de la validation scientifique de tels modèles flirtant avec la reconstitution historique virtuelle, l’implantation de tels modèles associés à la cartographie historique de David Rumsey modifie les caractères du globe virtuel et le statut de la carte historique. Ces évolutions s’appliquent en particulier aux milieux urbains. En effet, ces lieux de mémoire virtuelle trouvent leur caution intellectuelle dans la cartographie historique, qui elle s’efface pour de venir temporairement un décor, un élément de la mise en scène virtuelle. Elle disparaît visuellement face à l’implantation des modèles 3D. Cette conjonction entre image-carte et modèles historiques participe à la dimension individuelle de la mémoire collective.

De ce point de vue, il est possible de suivre l’analyse de Marc Berdet dans son article « Benjamin, sociographe de la mémoire collective ». Dans cet article, l’idée d’une mémoire collective et de sa convocation  correspond à un double mouvement de « remémoration » de ces espaces : « Dans Paris, capitale du XIXe siècle, Benjamin amorce une théorie du réveil en étroite relation avec cette théorie de la mémoire. C’est véritablement une description de cette mémoire involontaire qu’il ambitionne de présenter au collectif pour provoquer son réveil.[…] Bergson sert encore de repoussoir dans cette théorie du réveil. Dans ses « Premières notes » du Livre des passages, Benjamin reconnaissait à partir de Bergson la qualité onirique de la préhistoire (« universel devenir » de Bergson, cf. La pensée et le mouvant, 1934 in Bergson, 1963, p. 1391, cité par Benjamin, 2000, note p. 373). La préhistoire constituant la « teneur de vérité » de l’histoire, il convient donc de commencer l’histoire de la ville et sa description par une « vision de rêve » du passage parisien. Or cet état onirique qui serait celui de l’historien matérialiste est similaire à celui qui a lieu dans la collection « authentique ». Il est devant l’histoire comme le véritable collectionneur face à ses objets : les arrachant à leur « servitude d’être utile » ([H3a,1], Benjamin, 1989 p. 227), il les replonge dans une continuité pour ainsi dire « préhistorique » qui, du point de vue historique, est discontinuité. L’historiographie véritable est de cette manière verticale quand l’historiographie positiviste est horizontale. Si, comme on l’a vu, elle « arrache l’époque à la « continuité » réifiée de l’histoire » qu’elle désintègre, c’est qu’elle « ne sélectionne pas un objet, [mais qu’] elle l’arrache en dynamitant le cours de l’histoire » pour en découvrir les alternatives ([N10a,1], Benjamin, 1989, p. 493). Cette historiographie, en basant ses calculs « sur les différentielles du temps qui, chez les autres, perturbent les « grandes lignes » de la recherche » ([N1,2], p. 473), provoquerait alors le retour du refoulé mnémonique par le biais d’une mémoire involontaire du collectif. Celle qui était ainsi écrasée par les « grandes lignes » les traverserait en un éclair et les figerait dans son illumination. L’horizontalité temporelle serait littéralement médusée par la verticalité mnémonique. Ce type de mémoire, que Benjamin appelle « remémoration », se définit avant tout comme « arrêt  et blocage du temps. » (Benjamin, 2000c, p. 440). »  Mouvement de la mémoire  individuel, il devient élément de la mémoire collective  lorsque la remémoration se déclenche face à une image dialectique. Google Earth agrémenté des modèles 3D historiques implantés par l’utilisateur (mouvement individuel) et des cartes historiques permet la remémoration. Ce mouvement reste vertical et non horizontal, selon la critique de l’historiographie positive de Benjamin. Le globe virtuel par sa capacité à afficher des données par superposition de couches facilite cette remémoration verticale. Pourtant, il s’agit bien d’une illusion virtuelle où, dans le meilleur des cas, il est délivré une reconstitution historique pertinente, avec toutes les analyses critiques que ce terme peut générer. Toujours en suivant les structures de la pensée de Benjamin, le terme fantasmagorie peut être appliqué aussi au globe virtuel. De monde-miroir, il devient une fantasmagorie du monde. Paradoxalement, cette « fantasmagorie du monde » devient une cartographie de référence à l’échelle des états. Pour reprendre l’expression de Régis Debray,   « Le visible=le vrai=le réel ». Ainsi,, la dimension historique des globes virtuels va au-delà du réel, s’immisçant dans la mémoire collective, introduite par une démarche individuelle et un usage personnalisé et participatif du globe virtuel. C’est cette possibilité d’utiliser le globe virtuel comme un outil personnalisable, pouvant afficher des données cartographiques devenues subjectives que ce monde-miroir devient un élément d’ « auto-référencement ».

 3. L’authenticité renforce l’auto-référencement du globe virtuel augmenté des cartographies historiques de David Rumsey.

 Cette idée d’une authenticité du globe virtuel qui va bien au-delà de sa prétendue adéquation avec le réel, rend plus efficient le constat de Sylvain Genevois dans son article : la géomatique est-elle soluble dans la géographie scolaire ? » .Il met en avant l’idée que  l’image cartographique se substitue peu à peu au territoire.  Les mondes-miroirs deviennent plus que du virtuel; ils entrent dans un processus d’auto référencement.  «  Autoréférencement : la possibilité pour un système iconique, de créer des informations inédites en tant que modèle de référence et instrument d’interprétation du territoire » (Sylvain Genevois). Le système de visualisation devient un modèle d’interprétation du territoire par l’utilisateur. Dans ce cadre, les  cartographies historiques, deviennent des éléments symboliques du territoire lui-même, la dimension historique renforce cette idée parce que les cartes historiques sont devenues les symboles d’une époque qui se lit au  regard des utilisations actuelles. De plus, par le truchement des outils cartographiques et multimédia proposés par le globe virtuel, ces cartes symboliques intègrent l’univers cartographique de l’utilisateur qui donne à une époque une vision toute personnelle.

 

Conclusion de la première partie

 

L’implication des cartes historiques de David Rumsey dans le globe virtuel, Google Earth, peut être ainsi interprétée de différentes manières. Si la cartographie  historique apparaît tout d’abord  comme une couche de données supplémentaires dans les outils numériques du logiciel, elle entre dans d’autres dimensions dès lors que l’on utilise le potentiel de cet outil. Globalement, l’insertion de cartes historiques, loin d’être un acte anodin renforce l’image de référence scientifique du monde-miroir : il confère une dimension d’authenticité, tout en jouant partiellement les cautions des modèles 3D. Il met encore plus en lumière l’auto-référencement du globe virtuel. Image dialectique, il ouvre des passages vers des strates de mémoire collective. La carte historique change aussi de statut, passant de couches de données cartographiques, à celui d’objet symbolique ou encore de « décor » garant scientifique. Cette position de référentiel ne doit pas occulter le fait que le globe virtuel n’est qu’un reflet personnalisant d’une réalité géographique et historique. C’est autour de ce fil tendu entre le visible de « référence » et la réalité subjective et mémorielle  que joue l’esprit critique de chaque utilisateur.

 

Bibliographie

 

Benjamin, Walter, Oeuvres complètes (trois tomes), Folio essai, Gallimard, 2000

Benjamin Walter, Ecrits français, NRF, Bibliothèque des idées, Gallimard 1991

Berdet Marc, "Benjamin sociographe de la mémoire collective ?", Temporalités [En ligne], 3 I 2005, mis en ligne le 07 juillet 2009, consulté le 09 novembre 2011. URL: http://temporalites.revues.org/410 .

Genevois Sylvain, "La cartographie numérique est-elle soluble dans la géographie scolaire ?" in La carte dans tous ces états, Le Manuscrit, 2011.

Grataloup Christian, Faut-il penser autrement l'histoire du monde ?, A Colin, 2011.

Picouet Patrick, "Essai de cartographie humaniste pour la représentation des relations à la frontière" in La carte dans tous ces états, Le Manuscrit, 2011.

Valentin Jérémy, "A quoi sert la néogéographie (introduction) ?" , billet de blog en ligne à cette adresse: http://geographie2point0.wordpress.com/2010/03/26/a-quoi-sert-la-neogeographie-introduction/

 

Cette première partie est une version revue et augmentée d'une intervention aux rendez-vous de l'Histoire 2011 à l'invitation de l'association des  Clionautes. Merci à eux pour la confiance qu'ils m'ont témoigné à cette occasion.

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Auteur: Jérôme Staub
, webmestre de la veille géomatique.

 


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