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Les problèmes de frontières dans les globes virtuels

Par Jérôme Staub - Dernière modification 04/03/2010 11:40

 

Retour à la Lettre d'information géomatique n°3

 

présentation

 

La frontière est l'un des thèmes les plus étudiés en géographie, l'un des plus anciens aussi.  Les approches de cette notion peuvent être nombreuses. Les frontières d'États, conçues comme des lignes continues séparant un ou plusieurs espaces territoriaux, sont des interfaces plus ou moins ouvertes, sources d'échanges multiples, sources aussi de tensions entre les États. Leurs études peuvent s'attacher aussi bien à la construction de cette ligne démarquant des territoires, qu'aux rapports à ce type d'espace. Selon l'échelle utilisée, elles sont des facteurs d'analyse des grandes tendances mondiales contemporaines. Notion complexe, la frontière suscite débats et controverses, notamment à l'heure où la mondialisation technologique propage l'idée d'un espace planétaire affranchi de toute frontière, d'un monde virtuel global sans limites. Cette thématique du "sans frontières" est remise en cause par l'apparition de plus en plus de constructions réelles délimitant certains États ; ainsi, en 2009 au moment même où l'on commémore les 20 ans de la chute du mur de Berlin, on ne cesse de recenser de nouvelles installations, comme le corridor séparant le Mexique et les États-Unis. Autre élément de la rhétorique de la disparition des frontières : la multiplication des flux de communication, d'information et surtout des flux économiques et des flux commerciaux à l'échelle mondiale. Associée à l'essor de ces flux invisibles d'information, l'une des tendances les plus fortes du monde de l'Internet et des échanges virtuels, est la multiplication des outils de géolocalisation dont les plus connus et les plus représentatifs sont les globes virtuels. Loin de virtualiser le territoire réel et de faire tomber les frontières, l'usage de ces globes virtuels débouche sur un nombre croissant de "problèmes" de cartographie frontalière que certains États mettent sur la place publique, en demandant aux sociétés qui publient ces cartes de revoir leurs positions.
L'objectif poursuivi ici est de présenter ces "contradictions" apparentes au travers notamment d'exemples concrets. il sera fait surtout référence à Google Earth/ Maps et aux remarques publiques adressées à Google. Les autres globes virtuels seront utilisés comme source de comparaison avec les orientations prises par Google. 

 

L'importante augmentation des moyens de géolocalisation et ses impacts sur un monde apparemment "sans frontières"

 

layar1Dans la précédente lettre d'information géomatique, le texte de Tim O'Reilly montrait la véritable guerre commerciale que se livrent les principaux acteurs d'Internet autour de la géolocalisation. Celle-ci est devenue en effet un enjeu économique majeur pour plusieurs raisons : d'une part, les flux d'échanges et d'information ont besoin de localisation, dans l'optique d'un contrôle par les États ou par les sociétés. Dans le cas des États, ce contrôle peut aller jusqu'à la censure ;  dans le cas des sociétés ou des entreprises, la visualisation des espaces d'échanges génère la création de nouvelles offres, en fonction de l'étude des marchés, mais aussi des comportements des acheteurs. Elle s'appuie sur une nouvelle "géographie des comportements" pour développer ces activités. D'autre part, l'impact de la géolocalisation s'inscrit dans le développement général de la mobilité. Les nouvelles technologies, notamment les téléphones portables, proposent de plus en plus d'applications liées au GPS. ces technologies embarquées permettent de communiquer  la localisation des individus et de leur proposer de nouvelles informations sur ce lieu (comme l'application Layar, qui se sert de la localisation du détenteur du téléphone portable pour insérer des flux de données en réalité augmentée, ou Google Navigation, véritable outil GPS dans un téléphone). Enfin l'émergence des réseaux sociaux multiplient les possibilités de localisation et de cartographie : sur des sites comme Facebook ou Twitter, il est possible d'organiser ses liens privilégiés sous forme de cartes. Quel outil cartographique est alors utilisé, si ce n'est, dans beaucoup de cas, le planisphère des États et leurs frontières associé généralement aux dalles de Google Maps ? Ainsi, la globalisation des échanges, loin de supprimer les frontières, les renforce comme corollaire nécessaire à la mondialisation, au travers de cette explosion des outils de géolocalisation.

Ces outils deviennent de plus en plus utilisés, de plus en plus référencés, de plus en plus médiatisés. Dans ce contexte, la part la plus importante revient actuellement à Google et à ses applications. Mais cette "popularité" est le fait de plusieurs éléments imbriqués : Google représente une des principales sociétés du Net, une des plus médiatiques, celle qui incarne le mieux cette mondialisation des échanges au travers de la globalisation de ces services. Sa réputation s'est en partie construite autour de ces outils de localisation, mais elle a surtout permis de les populariser. Par ailleurs, ces outils offrent des possibilités simples d'interaction et de publication sur Internet, démultipliant les possibilités de diffusion. Enfin de nombreuses initiatives sont proposées au travers de ces outils (comme, par exemple, des vidéos sur le développement durable au moment du sommet de Copenhague) en fonction de l'actualité, y compris l'actualité politique mondiale.

Cette implication  dans un espace public mondialisé fait de Google un acteur privilégié, malgré lui, des politiques étrangères de certains États, en proie à des difficultés frontalières ou à des conflits de voisinage souvent anciens, plus ou moins  médiatisés. Les deux exemples suivants tentent  de montrer les implications de l'utilisation de la cartographie en ligne dans les relations politiques  entres pays voisins.

 

Deux exemples de tensions frontalières dans... Google Earth/Maps

 

Premier exemple : le cas de l'Arunachal Pradesh, territoire frontalier entre l'Inde et la Chine

inde1

Cet exemple est assez représentatif  non seulement de l'usage médiatique mais aussi des réponses apportées par Google aux démandes des politques.

L'Arunachal Pradesh est un État de l'Inde, situé à son extrémité nord-est. Cet État est frontalier du Bouthan à l'ouest (sur 160km), de la Birmanie au sud (sur 440 km) et surtout de la Chine au nord (sur 1080 km). C'est une vieille pomme de discorde entre l'Inde et la Chine : le gouvernement de Pékin y revendique un territoire de 90 000 km², considéré comme partie du Tibet ( ils se réfère à la carte de 1913, délimitant la ligne Mac-Mahon entre le Tibet et l'empire britannique). Bien entendu, les Indiens ne reconnaissent pas les positions chinoises sur cet État.

La polémique s'est constituée autour de l'outil Google Maps :  au mois d'octobre 2009, les autorités indiennes se sont indignées que plusieurs villes de l'Arunachal Pradesch soient présentées sous leurs noms chinois, comme si elles faisaient parti du territoire de la République de Chine. Par ailleurs, l'Inde a aussi protesté sur la façon de représenter la frontière avec la Chine par une ligne en pointillé, comme si la frontière était contestée et source de tensions. A la suite de ces déclarations, les autorités chinoises ont accusé New Dehli de refuser des négociations autour de ces différents points. Cette controverse autour de Google Maps intervient, en prime, au cours du mois où le premier ministre d'Inde, Manmohan Singh,  se rend sur ce territoire lors d'une campagne électorale (3 octobre 2009) et surtout quelques jours avant la venue du Dalaï-lama dans cette province (8 novembre 2009).

 

Comment Google a-t-il réagi face à ces accusations ?

Sur la version "mondiale", Google Maps a supprimé les noms en chinois (indiquant qu'il s'agissait d'une erreur et non d'un acte délibéré) , mais a conservé les limites en pointillé, faisant référence aux tensions réelles entre les deux États.  Par contre, dans les versions "locales" de Google Maps, en l'occurrence Google Maps Inde et Google Maps Chine, il a proposé deux versions différentes, en fonction des revendications des différents états, afin de ne pas se compromettre envers l'un ou l'autre...

inde2 Vision de Google Maps Inde

 

inde3 Vision de Google Maps Chine

 

inde3Vision du serveur global de Google Maps

Les différences entre les versions locales et globale s'expliquent donc par le choix de Google d'utiliser les positions officielles du pays en matière de frontières pour les versions locales de ces sites. Google s'assure une position de neutralité que l'on pourrait prendre pour de l'impartialitév;  Google Maps entend en effet s'imposer comme une source faisant autorité grâce à sa version globale, mais souhaite aussi apaiser les gouvernements locaux dans ses versions locales et ne surtout pas s'opposer à de grandes sources de marché comme l'Inde ou la Chine. Même si les tensions ne cessent de s'accroitre entre Pékin et Google.

Cette politique des "trois versions" est appliquée par la société de Montain View dans de nombreux cas où le tracé des frontières pose un problème géopolitique. C'est notamment le cas pour Jammu et le Cachemire dans le conflit Inde/Pakistan. D'ailleurs, la création de 29 nouveaux domaines (ou versions localisées) de Google Maps en Afrique peut apparaître aussi comme un moyen de prévention afin d'apaiser des tensions éventuelles envers Google...

 

Qu'en est-il des autres globes virtuels ?

inde4 

Bing Maps a une vision globale et a mis l'intégralité de la province en ligne pointillée pour montrer qu'elle est source de tensions et d'incertitudes. 

inde5

Yahoo Maps intègre directement la province dans l'état indien. Par contre pas de service local en Chine ; c'est la position indienne qui est retenue, le service local fonctionnant seulement en Inde.

 

Second exemple : le cas du temple de Preah Vihear, frontière entre le Cambodge et la Thaïlande

 
temple

Là encore, il s'agit d'un différend frontalier ancien, non pas autour d'une province ou d'un territoire précis mais plutôt autour d'un temple, lieu à forte symbolique nationale. Ce temple se situe dans la province cambodgienne du même nom et appartient aussi au parc national thaïlandais dans la province de Si Sanket. Situé juste à cheval sur la frontière, il possède une entrée en Thaïlande, une entrée au Cambodge... Symboliquement, lorsque les tensions sont fortes entre les deux pays, les deux entrées sont fermées. Le temple fait figure d'enclave le long d'une frontière centrée sur la ligne de crête des monts Dângrêk. La notion de frontière "naturelle" est souvent reprise...  Les sources de conflit autour de ce temple et de la zone frontalière sont nombreuses et anciennes : elles débutent  en 1953, après l'indépendance du Cambodge (qui possédait jusque là le temple, selon des cartes et des interprétations de cartes réalisées par les Français en 1904). Le gouvernement thaï décide d'envahir le Temple. Une décision controversée du tribunal international de La Haye en 1962 (s'appuyant sur les travaux cartographiques de 1904), fait du temple un héritage cambodgien. Mais les nombreux conflits qui émaillent les quarante dernières années font de cette zone frontalière un espace incertain et mal délimité. Un des derniers épisodes  de ce conflit qui jalonne les années 2000 est la volonté des autorités cambodgiennes d'inscrire le temple au patrimoine mondial de l'UNESCO, ce qui est chose faite depuis 2008, sans l'accord thaïlandais. La possible restitution du temple a servi d'argument électoral en Thaïlande lors des élections de 2007. Un retrait du patrimoine mondial de l'UNESCO a même été demandé en juin 2009 par le premier ministre thaïlandais Abhisit Vejjajiva, sans résultats. Les tensions politiques et militaires n'ont cessé de s'amplifier depuis cette date.

Début février 2010, le premier ministre cambodgien Hun Sen écrit une lettre polémique à Google, qualifiant  de "radicalement trompeur et totalement aberrant", le tracé de la frontière qui place le temple à moitié en territoire thaïlandais, dans Google Earth.

Cette lettre ouverte et publique fut rédigée et publiée, une semaine avant la visite du premier ministre cambodgien dans le temple et ses environs...en tenue de camouflage. II s'est entretenu avec quelques militaires thaïlandais pour apaiser et éviter les accrochages militaires.

La réponse de Google est plus ambiguë : le principe des "trois cartes" contentant tout le monde ne peut pas fonctionner, puisque l'outil incriminé n'est autre que Google Earth, outil global de "référence", et que, même si elle est fortement contestée, une décision de justice internationale a tranchée la question. Le 11 février 2010, Google répond dans un communiqué: "Nous étudions avec attention les objections du gouvernement du Cambodge relatives à la description des frontières cambodgiennes sur (le site) Google Earth et nous prévoyons de répondre plus en détail à votre courrier dans un très proche avenir". Pour le moment, rien de nouveau n'a été fait, Google a-t-il décidé de faire profil bas, en attendant un apaisement des conflits ? A ce jour, lorsqu'on utilise le moteur de recherche de Google Earth avec l'entrée "temple de Preah Vihear", on obtient une adresse thaïlandaise, ce qui est toujours...délicat (voir illustration précédente)


Qu'en est-il des autres globes virtuels ?

temple2

Il est difficile de trouver des indications parlantes ; mais Bing Maps offre un bel exemple de "particularité cartographique" : il place le temple côté thaïlandais, mais indique en infobulle qu'il appartient au Cambodge... Là aussi, le positionnement du temple est contestable, mais l'"audience" de Bing Maps étant moins forte que celle de Google, c'est ce dernier qui fait davantage "autorité" dans le domaine.

 

 

Cet exemple montre bien la volonté d'instrumentalisation politique des outils de géolocalisation pour porter sur la place publique et médiatique un problème frontalier, qui va servir les intérêts diplomatiques des pays demandeurs...

 

Débuts d'interprétation

 

 Que conclure de ces deux études de cas certes différentes, mais s'articulant autour de problématiques semblables ?

  1. Elles interrogent sur la place des nouveaux outils de localisation dans la sphère de la globalisation. La mondialisation "virtualisée", loin de dissoudre les frontières, ne fait qu'entériner leur existence, au travers des usages multiples des outils de géolocalisation. En réalité, elle ne fait que déplacer les problématiques des frontières dans un espace médiatique global, articulé du même coup à la sphère politique actuelle.
  2. A l'heure de la "territorialisation du monde" (Michel Foucher), elles éclairent les démarches de politiques étrangères actuelles : elles s'inscrivent dans la prise en compte des nouveaux espaces médiatiques, autour d'Internet, par les acteurs politiques, comme facteur d'influences.  Désormais, il est aussi possible pour les gouvernants , d'interroger une entité médiatique tournée vers les services en ligne, qui lui offre  une audience, sans frontières cette fois-ci, supérieure sans doute aux circuits médiatiques habituels. En témoigne, dans un autre registre,  l'idée développée comme un leitmotiv par Hillary Clinton,  qui fait d'Internet la nouvelle frontière de liberté dans le monde. Les terres virtuelles sur Internet deviennent, par là même, un nouvel espace d'intervention des politiques étrangères (cf Internet comme véritable  "nouveau système nerveux du monde" selon H. Clinton).
  3. Elles permettent d'entrevoir les stratégies opératoires des grandes sociétés mondiales d'Internet face à leurs propres limites de globalisation. Elles interrogent sur leurs capacités à répondre dans des domaines spécifiques qui ne sont que des thématiques au service de leurs outils de développement économique. Proposer, en guise de solution cartographique, trois interprétations d'une même frontière, est-ce une garantie suffisante  pour faire de Google Earth et de Google Maps des services de référence ? N'est-ce pas au contraire, un exemple que les  globes  virtuels, au même titre que les autres représentations cartographiques, demeurent une interprétation du monde ?

 

 

Annexe : quelques liens vers d'autres exemples à explorer de ces relations entre monde politico-militaire et globes virtuels

 

  • La Chine et Taïwan en conflit avec Google Maps (2005) : http://tinyurl.com/ygj853p
  • Google mis en cause par un avocat indien qui fait valoir que les terroristes qui ont sévi à Mumbai en janvier 2010 ont utilisé Google earth pour construire leurs plans d'attaque : http://tinyurl.com/5mxuyl
  • Une erreur de placement d'un village chilien en Argentine, décelé par le gouvernement chilien (2007) : http://tinyurl.com/yadgszn
  • Construction de tunnels pakistanais à la frontière indienne visible dans Google earth : http://tinyurl.com/ydu9cko

 

Quelques références

 

Sur la notion de frontière :

Sur mondialisation et géopolitique

 Les nouveaux (dés)équilibres mondiaux , Michel Foucher, Documentation photographique, n°8072, novembre-décembre 2009.

Sur le développement des outils de géolocalisation

Sur les deux exemples cités

 

Jérôme Staub, webmestre du site de veille géomatique (INRP)

 


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