Paysage sonore : une manière sensorielle de cartographier les lieux
« Un art de l’espace.
[…] Découvrir l’espace, penser l’espace, rêver l’espace, créer l’espace… Une pédagogie nouvelle pour un espace vécu doit prendre en compte ces quatre exigences»
Armand Frémont, La région, espace vécu
Imaginer prendre le tramway en pleine journée et, au moment de monter dans la rame, vous rendre compte qu’il y a là une classe d’une vingtaine d’enfants de 7 à 8 ans : l’appréhension monte, votre transport risque de ne pas être reposant. Et là , surprise, le silence règne, seuls des jeux de regards et de sourires communiquent: mais qu’ont ces élèves ?
Ils sont en train de recueillir des sons et se constituer une palette de captations pour peindre leur ville ensuite ; ils sont passés hors des murs de l’école pour arpenter Roubaix dans toutes ses dimensions : historique, culturelle, institutionnelle, mobile... Ces élèves participent ainsi à la construction de leur apprentissage en géographie sur les espaces urbains, avec le leur en référence.
Car comment permettre à des élèves de primaire d’entrer dans la réflexion sur les espaces urbains quand ils n’ont pas encore le vécu nécessaire pour en structurer la complexité? Comment les engager dans une réflexion géographique qui puisse les éveiller à une manière propre de faire avec l’espace ?
Voilà l’enjeu qui a initié le projet de paysage sonore que nous avons mené dans une classe de ce1/ce2 de l’école Michelet de Roubaix en 2010/2012. Ce projet a été soutenu par la municipalité de Roubaix, ville d’Art et Histoire, qui l’a financé en tant que projet culturel. Il s’est déroulé en trois temps :
1. d’octobre à février : les captations sonores
2. de février à mars : la composition sonore
3. de mars à juillet : la structuration des connaissances et la représentation cartographique/ restitution du projet
Une classe à double niveau, écartelée sur deux cycles implique une difficulté supplémentaire : celle de devoir gérer les apprentissages d’élèves de ce1 qui ne sont pas encore officiellement dans la géographie mais dans la structuration de l’espace familier, et d’élèves de ce2 qui entrent en géographie et doivent structurer des connaissances approfondies sur les espaces urbains. L’entrée par le paysage offre ainsi une ouverture assez large pour intégrer tous les élèves. Pourquoi alors ne pas se contenter d’images, d’un reportage photographique, de lectures documentaires ?
Saturés d’images dans leur vie quotidienne, les élèves peuvent avoir du mal à la déconstruire, ne percevoir que la surface et le choix de l’iconographie par le maître peut parfois trop induire la construction des apprentissages. La dimension sonore s’est ainsi dévoilée comme une manière sensorielle différente de s’approprier la ville.
Être à l’écoute des lieux pour construire un paysage a ainsi été une tentative de cartographie sensorielle de la ville de Roubaix où les élèves vivent.
Des sorties Ă la structuration des connaissances
Le scénario pédagogique est celui d’un jeu de type « chasse aux trésors », qui entraîne rapidement les élèves. Il s’agit donc d’aller partout dans la ville à la recherche de pépites sonores qui doivent être collectées (phase1) pour les amener à un musicien-magicien qui permet d’en faire un trésor de composition musicale (phase 2).[1]
Cette collection de captations a mené la classe à pratiquer l’expérience géographique hors des murs de l’école, dans des sorties de différents types :
D’une part, à la lecture de ce tableau, on se rend compte de la pluralité des apprentissages que l’entrée par le son permet de structurer, et de la richesse qui se dégage de la ville, dans toutes ses dimensions.
D’autre part, fort de sorties nombreuses, ce projet a permis de donner sens aux outils de la géographie. En effet, à chaque sortie, les élèves ont été placés dans leur rôle d’acteurs spatiaux. Tout au long de cette chasse aux trésors, les élèves sont responsabilisés : ils doivent mener leur équipe dans les parcours ou sur les lieux à visiter et le maître, pour eux, ignore le chemin à parcourir. Ils ont à construire les déplacements en étudiant le plan, avant comme pendant la sortie.
Enfin, la notion de ville est construite de manière exigeante, représentable par le conceptogramme suivant[2] qui arrive donc comme un produit de ces diverses sorties, inféré à partir des expériences de l’espace vécu et nécessaire pour les structurer :
C’est l’objet du troisième moment du projet que de reprendre et approfondir les connaissances révélées par l’expérience. On déplie ainsi dans des petits problèmes de recherches qui expliquent ce que l’on a observé dans l’espace présent : la structuration de la ville en quartier, l’origine et l’histoire des industries, la présence du canal, les raisons de l’importance du commerce dans la ville, le développement des transports, les différents secteurs d’activités économiques, le rôle de la culture, la diversité humaine et sociale de la ville, la nature en ville…
La mémoire constituée par les traces sonores collectées au fil des sorties a permis de structurer cette notion complexe de ville comme territoire approprié à l’issue du projet.
Des captations Ă la composition sonore
Pour effectuer les captations, nous avons organisé la chasse aux trésors autour de différents dispositifs. Au départ équipés de trois enregistreurs numériques et bénéficiant de la présence d’un bon nombre de parents, nous avons établi des équipes d’élèves composées de reporters (chargés de prendre des notes sur les lieux de captations), de photographes, de preneur de son et assistant son. Ainsi, chaque élève ayant un rôle, le cadrage de la prise de son par le maître ou le parent chef d’équipe est facilité, pendant que d’autres compétences sont travaillées par les autres.
Toutefois, des problèmes techniques ont été rencontrés avec deux des enregistreurs, ce qui a conduit à modifier le dispositif. A chaque sortie, on a dès lors demandé aux élèves de faire la captation à tour de rôle.
Au retour des sorties, les captations ont fait l’objet d’une écoute attentive, de manière à déterminer ce qu’est un bon son ou un son pollué, étape primordiale pour faire entendre aux élèves la difficulté de ce travail !
Cette expérience de l’écoute réflexive a permis de construire en compréhension l’importance de la concentration et du respect du travail de captation car au départ, nombres de sons « pollués » par des bruits parasites, des paroles d’enfants inappropriées ont dû être rejetés ! La responsabilisation de chacun à tout moment du projet s’est donc installée naturellement à partir de là .
En février, la rencontre s’est faite entre la classe et le « musicien-magicien ». Les élèves ont mené leur travail de composition en demi-classe sur cinq séances (environ 30 min) avec Maxence Ciekawy, avec qui nous avions convenu de travailler sur un logiciel libre et gratuit, Audacity. Chaque séance reprenait une voire deux sorties de captations. Un son a été attribué à chaque enfant, qui se l’approprie en le nommant et choisit librement de le placer à tel ou tel endroit de la séquence (l’écran de l’ordinateur commandé par Maxence Ciekawy était videoprojeté). Avec des élèves si jeunes, il n’était pas concevable d’attribuer un ordinateur en binôme de manière à leur faire composer eux-mêmes leur paysage sonore. Une telle œuvre aurait nécessité davantage de moyens financiers et humains, et des compétences en TUIC difficiles pour des élèves de ce1/ce2.
Les élèves écoutaient ensuite la séquence construite et la validaient.
L’ensemble a donc produit deux paysages sonores composés par les élèves, laissés libres dans leur création. Maxence Ciekawy a effectué le montage et le mixage en respectant les choix et les décisions des élèves dans leur manière de spatialiser leur ville par le son. Les transitions entre chaque séquence étaient constituées par les captations faites dans les transports (bus, métro, tramway, marche à pied).
De l’expérience à la représentation
Retour sur l’expérience géographique et représentation cartographique
Ces espaces et leurs marqueurs sonores permettent d’en retracer le chemin et de garder dans une mémoire vive la complexité urbaine. Pour illustrer le disque qui a été produit (restitution de leur création), on a demandé aux élèves, au terme du projet, de dessiner la carte de leur ville, telle qu’ils la voyaient maintenant dans leur tête. Cette production a été libre et nous ne sommes nullement intervenus pour contrôler cette image.
On conclut de cette représentation cartographique plusieurs choses :
-certains élèves restent centrés sur un modèle en étoile dont le cœur est l’école, ne situant pas les lieux, dans une cartographie objective, malgré les observations de plans et cartes.
-d’autres encore produisent une image qui se rapproche du plan :
-d’autres enfin soulignent dans leur représentation la mobilité qui a été la leur durant l’ensemble du projet, en signalant particulièrement les modes de transports présents dans leur ville[3] :
Pour des élèves de ce1 et ce2, il semble que cette cartographie révèle des différences d’abstraction nettes, malgré la longue durée du projet et le nombre de sorties effectuées. Toutefois, aussi, elle montre que la majorité des élèves parvient à une vision de l’espace qui se décentre de leur espace du quotidien, devenant en quelque sorte plus objective et complexe.
De l’expérience géographique comme moyen d’estime de soi et des autres
Ce projet de paysage sonore a permis aux élèves de développer de manière importante leur capacité d’écoute d’une part, leur prise de parole d’autre part.
Par la captation sonore, il a été notamment possible de donner la parole aux parents des élèves (voire des élèves eux-mêmes) issus de l’immigration et de donner ainsi une place pertinente à la géographie humaine et sociale en classe primaire.
Les différentes langues ainsi enregistrées ont donné lieu ensuite à la recherche sur la diversité des nationalités à Roubaix et les raisons de celles-ci. Donner parole et donner place dans le paysage sonore de Roubaix à ces familles a été un moment important et très valorisant du projet.
En ce sens, la captation des voix a donné une matière à cet espace de la géographie humaine et sociale incluse dans la ville.
Ce que cette expérience géographique a permis, c’est de développer un certain mode d’action sur la ville, de manière à montrer qu’un acteur spatial est un être doué d’une capacité de se mouvoir, de pouvoir et d’agir, ce qui est formateur pour des élèves de cet âge dans des quartiers réputés difficiles.[4]
Ainsi, aller chercher les sons dans la ville, sortir du quartier et constater que c’est une chose parfois simple à faire, pénétrer dans des endroits spécialement ouverts parfois, avec ce goût de l’aventure extraordinaire (le standard de la ville, l’atelier du luthier, la répétition des danseurs du CNN) et enfin créer librement leur composition à partir des pépites sonores de la ville : tout cela a développé l’estime et l’intégration de soi comme acteur spatial par la connaissance et l’écoute de l’endroit où vivent les élèves, ce dont témoignent les titres donnés à leur composition :
Maud Verherve, professeure des Ă©coles, Roubaix (59) et doctorante en GĂ©ographie.
[1] Le travail s’est fait en partenariat avec l’association roubaisienne A.R.A. (Autour des Rythmes Actuels) et l’artiste Maxence Ciekawy. Passé par les Beaux-arts, il a troqué sa palette de couleurs pour peindre avec les sons.
[2] Nous reprenons ici le conceptogramme de la ville tel que le présentent André Janson, Bernard Malczyk, Xavier Leroux dans Géographie A Vivre-CE2, manuel d’enseignement de la géographie à l’école primaire, édition Accès, 2011.
[3] La dernière représentation est l’image d’une élève qui s’est inspirée d’une carte cadastrale que les SIG de la ville nous ont offerte.
[4] On pense
ici aux expériences d’empowerment qui
sont menés dans les villes aux quartiers en difficulté.