Les frontières dans Google Maps, un enjeu géopolitique (avril 2011)
La frontière est l'un des enjeux géopolitiques majeurs à l’heure où les replis communautaires contribuent à restreindre l’accès d’un territoire aux populations migrantes. Cependant, cette première approche ne rend pas compte de la polysémie du terme, ni des multiples réalités qu’il recouvre. Ainsi, les frontières d'états, conçues comme des lignes continues séparant un ou plusieurs espaces territoriaux, sont des interfaces plus ou moins ouvertes, sources d'échanges multiples, sources aussi de tensions entre les pays. Leurs études peuvent s'attacher aussi bien à la construction de cette ligne démarquant des territoires, qu'aux rapports à ce type d'espace. Selon l'échelle utilisée, elles sont des facteurs d'analyse des grandes tendances mondiales contemporaines. Notion complexe, la frontière suscite débats et controverses, notamment à l'heure où la mondialisation technologique propage l'idée d'un espace planétaire affranchi de toute frontière, d'un monde virtuel global sans limites. Cette thématique du "sans frontières" est remise en cause par l'apparition de constructions réelles délimitant certains états ; ainsi, en 2009 au moment même où l'on commémore les 20 ans de la chute du mur de Berlin, les États-Unis mettent en place un corridor les séparant du Mexique.
Autres arguments en faveur de la disparition des frontières : les flux économiques sont devenus mondiaux ; l’information et les échanges par Internet ne connaissent pas les limites des territoires. Pourtant, l'une des tendances les plus fortes du monde de l'Internet et des échanges virtuels, est la multiplication des outils de géolocalisation dont les plus connus et les plus représentatifs sont les globes virtuels. Loin de virtualiser le territoire réel et de faire tomber les frontières, l'usage de ces globes virtuels débouche sur un nombre croissant de "problèmes" de cartographie que certains États mettent sur la place publique, en demandant aux sociétés qui publient ces cartes de revoir leurs positions. Mais cela peut aller bien au delà : certains gouvernements n’hésitent plus à prendre possession de territoires litigieux sous le couverte des lignes tracées dans Google Maps...
L'objectif poursuivi ici est de présenter ces "contradictions" apparentes au travers notamment d'exemples concrets. il sera fait surtout référence à Google Earth/ Maps et aux remarques publiques adressées à Google. Les autres globes virtuels seront utilisés comme source de comparaison avec les orientations prises par Google.
L'importante augmentation des moyens de géolocalisation et ses impacts sur un monde apparemment "sans frontières"
Tim O'Reilly , dans son article The war of the web, montrait la véritable guerre commerciale que se livrent les principaux acteurs d'Internet autour de la géolocalisation. Cette dernière est devenue en effet un enjeu économique majeur pour plusieurs raisons : d'une part, les flux d'échanges et d'information ont besoin de localisation, dans l'optique d'un contrôle par les États ou par les sociétés. Dans le cas des États, ce contrôle peut aller jusqu'à la censure ; dans le cas des sociétés ou des entreprises, la visualisation des espaces d'échanges génère la création de nouvelles offres, en fonction de l'étude des marchés, mais aussi des comportements des acheteurs. Elle s'appuie sur une nouvelle "géographie des comportements" pour développer ces activités. D'autre part, l'impact de la géolocalisation s'inscrit dans le développement général de la mobilité. Les nouvelles technologies, notamment les téléphones portables, proposent de plus en plus d'applications liées au GPS. Ces technologies embarquées permettent de communiquer la localisation des individus et de leur proposer de nouvelles informations sur ce lieu (comme l'application Layar, qui se sert de la localisation du détenteur du téléphone portable pour insérer des flux de données en réalité augmentée, ou Google Navigation, véritable outil GPS dans un téléphone). Enfin l'émergence des réseaux sociaux multiplient les possibilités de localisation et de cartographie : sur des sites comme Facebook ou Twitter, il est possible d'organiser ses liens privilégiés sous forme de cartes. Quel outil cartographique est alors utilisé, si ce n'est, dans beaucoup de cas, le planisphère des états et leurs frontières, associé généralement aux dalles de Google Maps ? Loin de supprimer les frontières, la globalisation des échanges les renforce comme corollaire nécessaire à la mondialisation, au travers de cette explosion des outils de géolocalisation.
Ces outils deviennent de plus en plus utilisés, de plus en plus référencés, de plus en plus médiatisés. Dans ce contexte, la part la plus importante revient actuellement à Google et à ses applications. Mais cette "popularité" est le fait de plusieurs éléments imbriqués : Google représente une des principales sociétés du Net, une des plus médiatiques, celle qui incarne le mieux cette mondialisation des échanges au travers de la globalisation de ces services. Sa réputation s'est en partie construite autour de ces outils de localisation, mais elle a surtout permis de les populariser. Par ailleurs, ces outils offrent des possibilités simples d'interaction et de publication sur Internet, démultipliant les possibilités de diffusion. Enfin de nombreuses initiatives sont proposées au travers de ces outils (comme, par exemple, des vidéos sur le développement durable au moment du sommet de Copenhague) en fonction de l'actualité, y compris l'actualité politique mondiale.
Cette implication dans un espace public mondialisé fait de Google un acteur privilégié, malgré lui, des politiques étrangères de certains États, en proie à des difficultés frontalières ou à des conflits de voisinage souvent anciens, plus ou moins médiatisés. Les deux exemples suivants tentent de montrer les implications de l'utilisation de la cartographie en ligne dans les relations politiques entres pays voisins.
Plusieurs exemples de tensions frontalières dans... Google Earth/Maps
Premier exemple : le cas de l'Arunachal Pradesh, territoire frontalier entre l'Inde et la Chine
Cet exemple est assez représentatif non seulement de l'usage médiatique mais aussi des réponses apportées par Google aux demandes des politiques.
L'Arunachal Pradesh est un des états de la République indienne, situé à son extrémité nord-est. Cet état est frontalier du Bouthan à l'ouest (sur 160km), de la Birmanie au sud (sur 440 km) et surtout de la Chine au nord (sur 1080 km). C'est une vieille pomme de discorde entre l'Inde et la Chine : le gouvernement de Pékin y revendique un territoire de 90 000 km², considéré comme partie du Tibet ( ils se réfère à la carte de 1913, délimitant la ligne Mac-Mahon entre le Tibet et l'empire britannique). Bien entendu, les Indiens ne reconnaissent pas les positions chinoises sur cet état.
La polémique s'est constituée autour de l'outil Google Maps : au mois d'octobre 2009, les autorités indiennes se sont indignées que plusieurs villes de l'Arunachal Pradesch soient présentées sous leurs noms chinois, comme si elles faisaient parti du territoire de la République de Chine. Par ailleurs, l'Inde a aussi protesté sur la façon de représenter la frontière avec la Chine par une ligne en pointillé, comme si la frontière était contestée et source de tensions. A la suite de ces déclarations, les autorités chinoises ont accusé New Dehli de refuser des négociations autour de ces différents points. Cette controverse autour de Google Maps intervient en prime au cours du mois où le premier ministre d'Inde, Manmohan Singh, se rend sur ce territoire lors d'une campagne électorale (3 octobre 2009) et surtout quelques jours avant la venue du Dalaï-lama dans cette province (8 novembre 2009).
Comment Google a-t-il réagi face à ces accusations ?
Sur la version "mondiale", Google Maps a supprimé les noms en chinois (indiquant qu'il s'agissait d'une erreur et non d'un acte délibéré) , mais a conservé les limites en pointillé, faisant référence aux tensions réelles entre les deux États. Par contre, dans les versions "locales" de Google Maps, en l'occurrence Google Maps Inde et Google Maps Chine, il a proposé deux versions différentes, en fonction des revendications des différents états, afin de ne pas se compromettre envers l'un ou l'autre...
Vision du serveur global de Google Maps
Les différences entre les deux versions locales et la version globale s'expliquent donc par le choix de Google d'utiliser les positions officielles du pays en matière de frontières pour les versions locales de ces sites. Google s'assure une position de neutralité que l'on pourrait prendre pour de l'impartialité ; Google Maps entend en effet s'imposer comme une source faisant autorité grâce à sa version globale, mais souhaite aussi apaiser les gouvernements locaux dans ses versions locales et ne surtout pas s'opposer à de grandes sources de marché comme l'Inde ou la Chine. Même si les tensions ne cessent de s'accroitre entre Pékin et Google.
Cette politique des "trois versions" est appliquée par la société de Montain View dans de nombreux cas où le tracé des frontières pose un problème géopolitique. C'est notamment le cas pour Jammu et le Cachemire dans le conflit Inde/Pakistan. D'ailleurs, la création de 29 nouveaux domaines (ou versions localisées) de Google Maps en Afrique peut apparaître aussi comme un moyen de prévention afin d'apaiser des tensions éventuelles envers Google...
Au mois de juillet 2010, Google a décidé de régler plusieurs points de discordes sur le tracé des frontières. Deux cas de figures sont proposés : soit la ligne de frontière antérieure est une erreur de la part de Google ; dans ce cas, elle est juste modifiée. Soit il s'agit d'une ligne de frontière est contestée, elle apparaît alors en pointillé. Dans notre cas, la ligne pleine est devenue pointillée sur l’ensemble des serveurs cartographiques de Google, quels que soient leurs lieux d’implantation.
Pourtant, cette solution ne peut être que provisoire : la ligne pointillée, si elle contente les deux états riverains et soulage diplomatiquement Google, est aussi la ligne de l'indécision cartographique. Elle peut faire office de précédent pour de futures contestations frontalières et une source de nouveaux ennuis pour Google. Sans accord des états, aucune solution cartographique n’est viable. Aussi puissante que peut l'être la société Google, elle n'a pas encore pour vocation de régler les problèmes frontaliers des États. Elle n'est ici que l'instrument involontaire des politiques gouvernementales qui font des instruments cartographiques de Montain View une référence scientifique de part leurs popularités. Ils ne sont que des témoins indépendants à qui l'on demande de prendre parti...
Qu'en est-il des autres globes virtuels ?
Bing Maps a une vision globale et a mis l'intégralité de la province en ligne pointillée pour montrer qu'elle est source de tensions et d'incertitudes.
Yahoo Maps intègre directement la province dans l'état indien. Par contre pas de service local en Chine ; c'est la position indienne qui est retenue, le service local fonctionnant seulement en Inde.
Second exemple : le cas du temple de Preah Vihear, frontière entre le Cambodge et la Thaïlande
Là encore, il s'agit d'un différend frontalier ancien, non pas autour d'une province ou d'un territoire précis mais plutôt autour d'un temple, lieu à forte symbolique nationale. Ce temple se situe dans la province cambodgienne du même nom et appartient aussi au parc national thaïlandais dans la province de Si Sanket. Situé juste à cheval sur la frontière, il possède une entrée en Thaïlande, une entrée au Cambodge... Symboliquement, lorsque les tensions sont fortes entre les deux pays, les deux entrées sont fermées. Le temple fait figure d'enclave le long d'une frontière centrée sur la ligne de crête des monts Dângrêk. La notion de frontière "naturelle" est souvent reprise... Les sources de conflit autour de ce temple et de la zone frontalière sont nombreuses et anciennes : elles débutent en 1953, après l'indépendance du Cambodge (qui possédait jusque là le temple, selon des cartes et des interprétations de cartes réalisées par les Français en 1904). Le gouvernement thaï décide d'envahir le Temple. Une décision controversée du tribunal international de La Haye en 1962 (s'appuyant sur les travaux cartographiques de 1904), fait du temple un héritage cambodgien. Mais les nombreux conflits qui émaillent les quarante dernières années font de cette zone frontalière un espace incertain et mal délimité. Un des derniers épisodes de ce conflit qui jalonne les années 2000 est la volonté des autorités cambodgiennes d'inscrire le temple au patrimoine mondial de l'UNESCO, ce qui est chose faite depuis 2008, sans l'accord thaïlandais. La possible restitution du temple a servi d'argument électoral en Thaïlande lors des élections de 2007. Un retrait du patrimoine mondial de l'UNESCO a même été demandé en juin 2009 par le premier ministre thaïlandais Abhisit Vejjajiva, sans résultats. Les tensions politiques et militaires n'ont cessé de s'amplifier depuis cette date.
Début février 2010, le premier ministre cambodgien Hun Sen écrit une lettre polémique à Google, qualifiant de "radicalement trompeur et totalement aberrant", le tracé de la frontière qui place le temple à moitié en territoire thaïlandais, dans Google Earth.
Cette lettre ouverte et publique fut rédigée et publiée, une semaine avant la visite du premier ministre cambodgien dans le temple et ses environs...en tenue de camouflage. II s'est entretenu avec quelques militaires thaïlandais pour apaiser et éviter les accrochages militaires.
La réponse de Google est plus ambiguë : le principe des "trois cartes" contentant tout le monde ne peut pas fonctionner, puisque l'outil incriminé n'est autre que Google Earth, outil global de "référence", et que, même si elle est fortement contestée, une décision de justice internationale a tranchée la question. Le 11 février 2010, Google répond dans un communiqué: "Nous étudions avec attention les objections du gouvernement du Cambodge relatives à la description des frontières cambodgiennes sur (le site) Google Earth et nous prévoyons de répondre plus en détail à votre courrier dans un très proche avenir". Pour le moment, rien de nouveau n'a été fait, Google a-t-il décidé de faire profil bas, en attendant un apaisement des conflits ? A ce jour, lorsqu'on utilise le moteur de recherche de Google Earth avec l'entrée "temple de Preah Vihear", on obtient une adresse thaïlandaise, ce qui est toujours...délicat (voir illustration précédente).
Depuis juillet 2010 et l’annonce de Google, la ligne de frontière apparaît en pointillée. Pour autant, ce règlement cartographique n’a pas eu d’effets sur les relations entre les deux pays: au mois de février 2011, des échanges de coups de feu autour de la frontière a failli déclencher un conflit ouvert entre les deux nations.
Qu'en est-il des autres globes virtuels ?
Il est difficile de trouver des indications parlantes ; mais Bing Maps offre un bel exemple de "particularité cartographique" : il place le temple côté thaïlandais, mais indique en infobulle qu'il appartient au Cambodge... Là aussi, le positionnement du temple est contestable, mais l'"audience" de Bing Maps étant moins forte que celle de Google, c'est ce dernier qui fait davantage "autorité" dans le domaine.
Cet exemple montre bien la volonté d'instrumentalisation politique des outils de géolocalisation pour porter sur la place publique et médiatique un problème frontalier, qui va servir les intérêts diplomatiques des pays demandeurs...
Troisième exemple : la frontière entre la Chine et le Vietnam, une "erreur" de Google ?
Le 20 mars 2010, le porte-parole du ministère des affaires étrangères vietnamien Nguyen Phuong Nga s'est plaint d'une cartographie approximative de Google à propos de ses frontières avec la Chine. L'histoire récente de ces espaces complexes est assez troublée : les deux pays partagent des frontières terrestres sur 1300 kilomètres . La ligne frontalière terrestre ne semble pas poser de problèmes particuliers, puisqu'elle a été réglée d'un commun accord lors d'un traité signé le 30 décembre 1999 et mis en application le 6 juillet 2000. Pourtant, en 2002, des rumeurs persistantes d'accords secrets entre les deux gouvernements ont jeté le discrédit sur ce partage frontalier. Pourquoi ? Les autorités d'Hanoi ont gardé secret l'accord de 1999 jusqu'à à sa publication et sa mise en œuvre en 2000. S'appuyant sur les anciens tracés datant de la colonisation française, les dissidents au régime et autres opposants au sein même du parti communiste dominant, ont montré une perte importante de territoires au profit de la Chine, autour de 4 à 5 kilomètres environ, le long des 1300 kilomètres. Le scandale avait été important puisque l'un des dirigeants communistes, artisan de cette "soumission" à Pékin, avait été gentiment remercié... Depuis, les tensions, autour de ces frontières se sont, semble-il, apaisées ; des bornes symboliques ont été posées ; un nouveau traité en 2009 a permis de clarifier la situation.
Comment expliquer la démarche vietnamienne vis-à-vis de Google ? Deux éléments sont à prendre en considération : le premier concerne la volonté explicite du gouvernement de Hanoi de clarifier l'état de ses frontières terrestres avec la Chine et de montrer un visage ferme à la suite du traité de 2009. Elle veut clore une décennie de tensions et de conflits .
Mais, si l'on observe les cartes de plus près, cet évènement est révélateur aussi des ambiguïtés de la "politique cartographique" de Google.
En effet, la déclaration vietnamienne fait état surtout d'une distorsion de la frontière entre sa représentation sur Google Earth (correcte et suivant la ligne établie en 2009) et sa version dans Google Maps qui, elle, reprend le traité de 1999.
Si l'on suit cette démarche, on va chercher sur Google earth, puis Google Maps, les principaux "écarts" indiqués par le gouvernement vietnamien. Pourtant, dans Google Maps la frontière est identique à celle proposée dans Google earth. On s'interroge alors sur la légitimité de la polémique lancée par le gouvernement d'Hanoi ; une erreur de leur part ? Une erreur rectifiée depuis par Google ? Pas vraiment, en fait, les Vietnamiens s'appuient sur la version "chinoise" de Google Maps : effectivement, lorsque l'on procède à la recherche via Google maps China, on aboutit bien à une différence de quelques kilomètres de la frontière.
Version Google Maps France
Dans
le numéro précédent de la lettre géomatique, on avait évoqué cette
différence entre serveur local et serveur mondial, comme moyen
d'apaisement des discordes entre états. Or, dans ce cas précis, c'est
l'inverse qui se produit : les "erreurs" du serveur local chinois n'en
sont pas ; c'est juste la "vision chinoise de la frontière", résultant
des traités de 1999. La démarche des autorités vietnamiennes est donc
légitime. D'un point de vue diplomatique, elles ne peuvent y voir qu'une
erreur de cartographie de la part de Google, erreur qu'il convient de
rectifier...
Version Google Maps Chine
Au final, cet exemple montre comment une volonté d'unification cartographique interfère avec les solutions de stratégies locales de Google en matière de conflits politiques frontaliers.
Là encore les modifications de juillet 2010 viennent mettre fin à la polémique, au moins sur le plan cartographique.
Quatrième exemple : l’escalade entre le Nicaragua et le Costa-Rica
Contexte de l’incident
La frontière entre le Costa Rica et le Nicaragua autour du fleuve San Juan a connu de nombreuses redéfinitions depuis la signature du « Traité des limites » (1858) qui reste un document cartographique souvent convoqué par les deux partis.
Le contentieux frontalier est fort ancien et continuE d’alimenter les tensions entre les deux gouvernements.
L’un des derniers incidents en date est le dépôt en 2005 par le Costa Rica d'une requête auprès de la Cour Internationale de Justice (CIJ), suite à des violations de ses droits de navigation sur le fleuve San Juan. L'arrêt, rendu quatre ans plus tard, réaffirmant les droits de navigation du Costa Rica ainsi que le pouvoir de régulation du Nicaragua sur le fleuve. Le règlement de ce conflit peut donc prendre aussi des voies diplomatiques.
Pourtant,le 18 octobre 2010, les armées de Nicaragua envahissent cette zone et l’occupent. L’argumentaire proposé renvoie au tracé des frontières dans Google Maps. En effet, si l’on suit les données de Google, cette zone appartient au Nicaragua ; la cartographie est aussi prise à témoin pour justifier un acte militaire .
Le conflit prend ici une dimension militaire, sans déboucher pour autant sur de véritables affrontements. Si le Costa-Rica envoie 150 hommes défendre cet espace frontalier, le règlement final se veut diplomatique. Plusieurs solutions de médiations internationales ont été proposées, mais sans suite.
C’est le recours à la cour internationale de la Haye qui permet d’entrevoir un statut-quo. A la suite des premières audiences au mois de janvier 2011, la cour a pris des mesures conservatoires : les deux parties s'abstiennent d'envoyer sur le territoire litigieux des agents civils (police ou sécurité) ; le Costa Rica peut envoyer des agents chargés de la protection de l'environnement dans l'unique condition de nécessité ; chaque partie doit s'abstenir de tout acte pouvant aggraver le différend. A ce jour, la situation n’a pas évolué.
Quelles réponses de Google ?
La réponse officielle de Google, suite à l’utilisation de Google Maps pour envahir la zone par le Nicaragua, offre plusieurs pistes de réflexions. La firme reconnaît ses erreurs et s'appuie sur une démonstration historique pour justifier leurs changements de frontière: "une version corrigée suivra la rive est de la rivière San Juan vers le nord, presque jusqu’aux Caraïbes. Elle tournera alors vers l’est, longeant le rivage sud d’un large lagon, Laguna los Portillos. Cette représentation suit la démarcation définie par le Premier Accord d’Arbitrage de 1897, qui affirmait le traité de Cañas-Jerez de 1858.En 1888, le Président des Etats-Unis Grover Cleveland fut sollicité par le Nicaragua et le Costa Rica pour arbitrer le conflit. Cette année là, le New York Times publia la décision du Président Cleveland. L’Arbitrage de 1888 confirmait le traité de 1858 et ses termes. Puis, en 1897, Cleveland envoya Edward P. Alexander réaliser un Accord d’Arbitrage plus détaillé pour cette région. Alexander détailla particulièrement la frontière de la rivière San Juan et dessina la carte ci-dessous :
La société de MontainView semble assez ennuyée par cette affaire: "Notre but est de fournir les cartes les plus précises et récentes possibles. Les cartes sont créées à l’aide d’une grande variété de sources de données, et il y aura inévitablement des erreurs dans ces données. Nous travaillons dur pour corriger toutes les erreurs dès que nous les découvrons." [...] "La cartographie est une entreprise complexe, et les frontières changent sans cesse. Nous nous engageons toujours à mettre à jour nos cartes dès qu’il le faudra". Google développe deux arguments liés : la complexité des données et leurs croisements engendrent des erreurs, surtout dans une gestion globalisée des données cartographiques. Enfin, il montre aussi la difficulté à mettre à jour les dalles de Google Maps et Earth : Google travaille avec des services de données ; ces outils sont des visualisateurs dépendants de sociétés commerciales ; Google montre ainsi sa dépendance par rapport à des services qu’il ne maîtrise pas. C’est aussi une manière habile de se dédouaner de toute responsabilité.
Quant aux autres globes virtuels, comme Bing Maps, analysé par Ogle earth,il reproduise également les mêmes erreurs que Google Maps. Là encore, ce n’est pas le logiciel de cartographie de Microsoft qui est mis en cause... Ces erreurs sont moins visibles dans un projet de cartographie en ligne comme OpenStreetMap. N’étant dépendant que des contributions vérifiés des internautes, OSM apparaît comme plus fiable dans ce cadre précis que des globes virtuels des grandes entreprises du Web. Le travail collaboratif prend alors une autre dimension.
Depuis le 7 avril 2011, Google a rectifié officiellement le tracé de la frontière en faveur du Costa Rica.
Ce contentieux frontalier a mis en lumière de manière beaucoup plus importante la place de la cartographie en ligne, comme Google Maps. En effet, le service a été l’objet et l’enjeu d’une bataille médiatique entre les deux pays : les télévisions ont repris les lignes de Google Maps (à exception d’un chaîne du Costa Rica qui propose une autre ligne de partage, qui ne correspond ni à celle de Goolge Maps, ni à celle d'Alexander !). En conférence de presse, le général responsable de l’attaque brandit une impression papier des images satellites de la zone comme preuve de la légitimité de son action.
Si la cartographie a été ainsi surmédiatisée (une carte sert toujours à faire la guerre !), l’évolution du conflit l’a ramené à une place beaucoup moins exposée : la carte révèle au grand jour des problèmes de frontières qui existent indépendamment d'elle ; la preuve étant qu’en dépit de la cartographie de Google, le conflit s’est temporairement apaisé grâce au statut-quo mis en place par la Cour de justice internationale
Dans les différents cas présentés, c’est le premier et le seul exemple à ce jour où la cartographie ait servi directement de prétexte officiel à une opération militaire. Le virtuel peut avoir un impact parfois majeur sur le réel...
Débuts d'interprétation
Que conclure de ces deux études de cas certes différentes, mais s'articulant autour de problématiques semblables ?
- Elles interrogent sur la place des nouveaux outils de localisation dans la sphère de la globalisation. La mondialisation "virtualisée", loin de dissoudre les frontières, ne fait qu'entériner leur existence, au travers des usages multiples des outils de géolocalisation. En réalité, elle ne fait que déplacer les problématiques des frontières dans un espace médiatique global, articulé du même coup à la sphère politique actuelle.
- A l'heure de la "territorialisation du monde" (Michel Foucher), elles éclairent les démarches de politiques étrangères actuelles : elles s'inscrivent dans la prise en compte des nouveaux espaces médiatiques, autour d'Internet, par les acteurs politiques, comme facteur d'influences. Désormais, il est aussi possible pour les gouvernants , d'interroger une entité médiatique tournée vers les services en ligne, qui lui offre une audience, sans frontières cette fois-ci, supérieure sans doute aux circuits médiatiques habituels. En témoigne, dans un autre registre, l'idée développée comme un leitmotiv par Hillary Clinton, qui fait d'Internet la nouvelle frontière de liberté dans le monde. Les terres virtuelles sur Internet deviennent, par là même, un nouvel espace d'intervention des politiques étrangères (cf Internet comme véritable "nouveau système nerveux du monde" selon H. Clinton).
- Elles permettent d'entrevoir les stratégies opératoires des grandes sociétés mondiales d'Internet face à leurs propres limites de globalisation. Elles interrogent sur leurs capacités à répondre dans des domaines spécifiques qui ne sont que des thématiques au service de leurs outils de développement économique. Proposer, en guise de solution cartographique, trois interprétations d'une même frontière, est-ce une garantie suffisante pour faire de Google Earth et de Google Maps des services de référence ? N'est-ce pas au contraire, un exemple que les globes virtuels, au même titre que les autres représentations cartographiques, demeurent une interprétation du monde ?
Annexe : quelques liens vers d'autres exemples à explorer de ces relations entre monde politico-militaire et globes virtuels
- La Chine et Taïwan en conflit avec Google Maps (2005) : http://tinyurl.com/ygj853p
- Google mis en cause par un avocat indien qui fait valoir que les terroristes qui ont sévi à Mumbai en janvier 2010 ont utilisé Google Earth pour construire leurs plans d'attaque : http://tinyurl.com/5mxuyl
- Une erreur de placement d'un village chilien en Argentine, décelé par le gouvernement chilien (2007) : http://tinyurl.com/yadgszn
- Construction de tunnels pakistanais à la frontière indienne visible dans Google earth : http://tinyurl.com/ydu9cko
Quelques références
Sur la notion de frontière :
- Le dossier de Géoconfluences : http://tinyurl.com/y8fr44z
- Les entrées des cafés géographiques : http://tinyurl.com/yeghubk
Sur mondialisation et géopolitique
Les nouveaux (dés)équilibres mondiaux , Michel Foucher, Documentation photographique, n°8072, novembre-décembre 2009.
Sur le développement des outils de géolocalisation
- La géolocalisation de personnes : La meilleure ou la pire des choses ?, Marie-Pierre Alizay et Chantal Frasez, Documental, juin 2009 : http://tinyurl.com/ykr8zkf
- La géolocalisation, instrument de la "guerre du Web", Lettre d'information géomatique n°2, janvier 2010 : http://tinyurl.com/y8fxuym
- Outils et enjeux de la géolocalisation, Uptotech : http://tinyurl.com/ydtasl7
Sur les deux premiers exemples cités
- Ogle earth: Where does Google stand on the Thai-Cambodian border at Preah Vihear Temple? http://tinyurl.com/yaelfpn
- Deux billets sur les deux situations : http://tinyurl.com/yavd6vh, http://tinyurl.com/yddxtz3
- Le billet du site Google Latlong qui officialise le règlement de certains litiges cartographiques.
La frontière entre la Chine et le Vietnam, une "erreur" de Google ?
Deux articles de Vietnam.net:
Google maps asked to correct mistake
Google is considering revisions to its Vietman-ChIna border map (via Ogle earth)
Le scandale des frontières, article de l'Express par Sylvaine Pasquier (2002-2003)
Le conflit entre le Nicaragua et le Costa Rica
- Présentation de la situation sur le site sciences po. opalc
- La déclaration de Google au mois de novembre 2010 sur Goopilation.
- Quelques éléments de réflexions sur le blog GEMTICE.
- des compléments géographiques sur le petit blog cartographique.
- Le billet de blog d'Ogle earth qui fait le point au mois d'avril 2011.
Jérôme Staub, webmestre du site de veille géomatique (IFE-ENS Lyon)